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PORTRAIT DE JEAN PAUL ENTHOVEN

Jean-Paul Enthoven, éditeur, écrivain, critique littéraire.

Portrait-Culture

 

F.T :  On va essayer d'effleurer la littérature par le cinéma, ou l'inverse. Vous dites :  « La littérature commence, là où le projet cinématographique s'arrête ? »

  • Jean-Paul Enthoven : Au cinéma, un film raconte une histoire, une intrigue. C'est impossible de réduire « A la recherche du Temps Perdu » à une intrigue. Les meilleurs films de romans sont souvent inspirés de romans simples, réductibles à une intrigue. Alors que tout était prêt, Luchino Visconti a refusé de tourner « A la recherche du temps perdu », il ne s'en sentait pas capable. Il y a trop de nuances dans la littérature. Je vois souvent des romans qui par la suite sont adaptés en film, pourquoi ne pas avoir fait directement un film, ça aurait été finalement beaucoup plus simple. La nuance n'a pas d'équivalent visuel. Il y a néanmoins des films littéraires comme « Le Ruban Blanc » de Michael Haneke. « Eyes White Shut », inspiré du roman d'Arthur Schnitzler, est une merveille. Car le film de Stanley kubrick ne traite que de vingt pages du roman. Le livre est ainsi bien transposé, voire embelli. Il y a aussi les cas particuliers comme « Anna Karenine » et « Madame Bovary » qui peuvent s'adapter au cinéma. Je pense la même chose entre la photographie et la peinture. A mon avis, l'éclatement des formes n'est pas un hasard en peinture. Mais je ne comprends pas les métamorphoses de l'art actuel. J'appelle l'Art contemporain, l'art comptant pour rien. Je pense qu'il est difficile d'y voir autre chose que le triomphe du nihilisme, du snobisme et de l'argent. Je pense avoir une certaine lucidité face à mes amis collectionneurs. A moins que je ne sois tout simplement pas sensible à cette forme d'art...

F.T : On dit aussi la même chose de la littérature d'aujourd'hui, « l'édition beaucoup de livres peu d'auteurs » ?

  • Jean-Paul Enthoven : Pour moi, le 19ème siècle est le siècle le plus riche en chefs d'œuvre. Entre 1830 et 1850, on a produit entre quinze et vingt chefs d'œuvre. Jamais une période n'a été aussi riche d'un point de vue littéraire. Aujourd'hui, on voudrait trouver « Mort à crédit » tous les trimestres. Ça n'a pas de sens. C'est une question de choix. Je vais comparer la littérature avec la prison. Soit l'on met en prison peu de gens. C'est-à-dire à dire que l'on met quelques coupables en prison et qu'on en laisse beaucoup dans les rues. Soit l'on met beaucoup de gens en prison, c'est-à-dire beaucoup de coupables aves le risque d'y mettre aussi beaucoup d'innocents. Aujourd'hui en littérature, on est plutôt dans le deuxième cas. On publie beaucoup d'auteurs. Il est pour moi aujourd'hui impossible de louper un auteur.

F.T : N'y a-t-il pas du snobisme un peu partout dans la culture ?

  • Jean-Paul Enthoven : C'est un fait, il y a du snobisme partout dans la culture. Mais ces gens ne me dérangent pas, au contraire. Ils participent à la culture. Ils sont des vecteurs essentiels au système. Par exemple, je pense que le surréalisme aurait eu beaucoup de mal à se développer sans le snobisme, je ne dis pas qu'il ne se serait pas développé, mais il aurait certainement mis beaucoup plus de temps. Les snobs sont des acteurs fondamentaux, avec eux les choses vont plus vite, ils permettent l'explosion des courants. Même s'il peut parfois en sortir des choses un peu misérables.

F.T : Vous pensez que l'on n'a pas la même approche de la culture que l'on soit de gauche ou de droite ?

  • Jean-Paul Enthoven : Je ne crois pas. Les choses sont souvent plus compliquées. Je suis un social-démocrate dans ma vie publique, donc à gauche, et un réactionnaire en littérature. Je lis volontiers des textes de droite voire même border line à droite, ça ne me dérange pas. C'est parfois difficile de savoir si un auteur est de droite ou de gauche. Qui peut dire de quel côté se situe Houellebecq ?

F.T : C'est quoi finalement la littérature, une histoire, un style ?

  • Jean-Paul Enthoven : Je vous parlais de la nuance en littérature. Le style est justement le vecteur de la nuance. A l'époque du philosophe grec Aristote, il y avait les Stylites, ce mot signifie colonne. Le style est donc la colonne vertébrale du livre.

F.T : Et le style au cinéma ?

  • Jean-Paul Enthoven : Au cinéma, c'est différent, le style est avant tout un scénario. C'est un regard particulier plus ou moins riche selon celui qui le perçoit.

F.T : Qu'est-ce qui vous séduit dans la littérature, l'émotion ?

  • Jean-Paul Enthoven : L'émotion est un sirop sucré. Je cherche plus une intelligence, un livre qui avance avec intelligence. Une certaine complexité du monde me séduit aussi. L'esprit de nuance reste essentiel. Je ne cherche pas de grandes émotions, ni une cérébralité pure. Kundera par exemple est dans l'intelligence, Patrick Mondiano est plus dans l'émotion. Simenon est très intéressant, il est à la frontière du cinéma et de la littérature et à l'arrivée, on a du Balzac. Il nous offre une vision très sophistiquée du monde, son œuvre est un chef d'œuvre.

F.T : Revenons au cinéma, qu'est-ce qui vous séduit dans le cinéma ?

  • Jean-Paul Enthoven : Pour répondre à votre question, je vais vous parler de mes deux dernières émotions cinématographiques : « Sky Fall »et « Amour » de Haneke. J'ai aimé dans « Sky Fall », ce personnage au parcours un peu régressif, vieilli, qui se retourne vers son père et sa mère. Et dans « Amour », le tandem Trintignant Riva est bouleversant. « Tu es un monstre, mais tu es gentil. » En littérature, il faut quinze pages pour exprimer cela. C'est génial...très littéraire! Le cinéma permet d'exprimer cela en une phrase. C'est difficile de trouver quelque chose en commun à travers les films que l'on a aimés.

F.T : Au niveau du texte, vous intervenez en amont en tant qu'éditeur et en aval en tant que critique, y a-t-il des normes universelles, des standards pour juger l'excellence d'un texte ?

  • Jean-Paul Enthoven : Non, on est dans la subjectivité la plus totale. C'est avant tout de l'intuition. On lit à plusieurs, il nous arrive souvent d'avoir les mêmes intuitions, donc de faire aussi les mêmes erreurs. C'est plus facile avec un essai qu'avec un roman. On ne peut pas passer à côté d'un essai. Si dans les premières pages d'un essai, l'auteur nous dit que Freud et Darwin sont des imbéciles, on ferme le livre très rapidement.

F.T : Et en littérature ?

  • Jean-Paul Enthoven : En littérature c'est différent, il faut parfois attendre cinquante, soixante pages, afin que l'auteur puisse planter le décor, comme dans « Belle du seigneur ». Mais en général, dès le début, il y a quelque chose qui témoigne d'une bonne oreille. Si vous êtes en face de moi, par exemple, c'est que votre lettre m'a plu, il y a quelque chose dedans, un début. J'en reçois environ cent par jour... Dans un texte, il doit y avoir une singularité, une empreinte digitale, quelque chose qui vous prend par la manche. Les gens mettent leur vie dans un roman. Les écrivains ne jaillissent pas de nulle part, ils ont écrit quelque chose un jour, on les connaît. Les romans sont souvent accompagnés de lettres de recommandations. Sur 150 livres que je publie par an, il y en a seulement trois qui sont des premiers romans reçus par la poste. Un roman se juge à son ambition. Dans la littérature, il y a plusieurs étages. Il y a les champions du monde, les challengers, les amateurs, il faut avant tout avoir envie de compétitionner...

F.T : En tant qu'auteur, la femme semble très présente dans vos romans, qu'est-ce qui vous fascine tant chez la femme ?

  • Jean-Paul Enthoven : Les femmes sont un appel à la fiction, un roman possible. Après 18h, François Truffaut ne voulait rencontrer que des femmes (pas dans le sens phallique). Elles sont porteuses d'une altérité et c'est l'altérité qui m'intéresse. Elles sont aussi porteuses d'une histoire. On ne s'ennuie jamais avec les femmes.

F.T : Qu'est-ce qu'il y a de si beau, de si grand dans la langue française ?

  • Jean-Paul Enthoven : Je ne crois pas à la prééminence d'une langue sur une autre. La même chose en matière humaine, il n'y a pas une personne supérieure à une autre. De quel droit... Lorsque je lis des romans en langues étrangères, souvent, je n'arrive pas à apprécier le style d'une œuvre, d'où l'intérêt de la traduction. Il est évident que traduire, c'est trahir. Mais ça permet aussi de mettre en valeur une œuvre, de révéler une œuvre, de révéler un style pour celui qui n'y a pas accès. Lire Proust en Japonais ou en Italien est extraordinaire...

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Propos recueillis par Franck Taisset, pour caleluna.fr